Modernismes thérapeutiques
5e Congrès de la Société française d’études modernistes
Université Grenoble Alpes
19-21 juin 2024
Organisation:
Hélène Aji, Nicholas Manning, Benoît Tadié
Aux dernières pages du roman The Great Gatsby (1925), alors que le héros éponyme est sur le point d’être enterré, son père tire de sa poche un vieil exemplaire d’une histoire du cowboy Hopalong Cassidy. Le défunt y a griffonné, bien des années auparavant, tout un programme d’auto-perfectionnement. En écho à l’Autobiographie de Benjamin Franklin (1791), et dans un trope présent dans les manuels de comportement depuis le XIXe siècle des deux côtés de l’Atlantique – de Self-Culture (1838) de William Ellery Channing à Self-Help (1859) de Samuel Smiles – l’adolescent destiné à devenir Jay Gatsby affirmait là sa volonté de « lire, chaque semaine, un livre ou un magazine de développement personnel ».
Or cette résolution, où résonne l’éthique victorienne et unitarienne du XIXe siècle, s’inscrit dans un cadre jusqu’ici demeuré implicite : l’essor significatif, au début du XXe siècle, d’une littérature populaire exploitant le filon du self-help et relevant du marché de masse, qui se développe parallèlement à la production moderniste. Si ces deux veines semblent a priori représenter des visions du monde foncièrement opposées, la situation n’est toutefois pas aussi simple. Dans un entretien de 1956, William Faulkner affirme ainsi : « Ne cessez pas de rêver et de viser toujours plus haut que cela ne vous paraît possible. Ne vous contentez pas d’être meilleur que vos contemporains ou que vos prédécesseurs. Tâchez d’être meilleur que vous-même ». Une telle affirmation, avec sa rhétorique d’exceptionnalisme mélioriste, figurerait aisément dans un texte de psychologie populaire ; venant de l’auteur de The Sound and the Fury (1929), elle peut surprendre. Et pourtant l’idéal faulknérien de perfectionnement de soi n’est pas une anomalie chez les auteurs modernistes.
S’il existe une mythologie toujours vivace du modernisme anglo-américain comme étant principalement dévoué à des valeurs de dynamisme, d’énergie, voire de la violence qui l’accompagne souvent – avec, dans cette veine, des avatars comme Ezra Pound ou Wyndham Lewis – une possibilité résolument différente a récemment émergé, à partir de domaines critiques aussi divers que la théorie de l’affect, l’éthique féministe, la théorie queer et la philosophie du care, à savoir : un modernisme alternatif qui valorise et explore, dans des formes esthétiques et créatrices variées, des valeurs curatives et protectrices telles que l’empathie, la guérison, l’épanouissement ou le soin.
En ce sens, la volonté d’interroger, comme se propose de le faire ce 5e congrès de la Société française d’études modernistes, les différents modes de modernismes potentiellement thérapeutiques et les thérapeutiques explicitement modernistes – au sens pluriel de ces deux termes – vise à contribuer à l’écriture d’une histoire alternative de la production moderniste de 1900 à 1960. Une telle histoire peut tâcher d’intégrer et de valoriser des figures telles que Djuna Barnes, H.D., Robert Duncan, Ralph Ellison ou Zora Neale Hurston comme fondamentalement engagées dans l’exploration des promesses et des échecs de l’art et de la littérature en tant qu’entreprise thérapeutique. Il peut également chercher à voir le travail d’auteurs modernistes canoniques – tels que Katherine Mansfield, William Carlos Williams, Virginia Woolf ou W.B. Yeats – sous un nouveau jour, comme étant intimement (bien que souvent de manière ambivalente) liés aux potentialités d’une vision thérapeutique de l’art.
En effet, la poésie américaine offre dans les premières décennies du XXe siècle un cas tout aussi intéressant. De fait, c’est après des carrières littéraires infructueuses que des auteurs de développement personnel comme James Allen se tournent vers ces autres formes d’écriture. Bien que poètes « ratés », ils n’hésitent pas à formuler en vers leurs maximes. Certains manuels à succès donnent même lieu à leurs propres anthologies dérivées de poésie curative : du best-seller de Napoléon Hill, Think and Grow Rich (1937), est tiré un recueil de poèmes, Poems That Inspire You To Think and Grow Rich (2010).
Ainsi, des fondateurs du genre du développement personnel – en accord avec le modèle émersonien du poète-philosophe – non seulement écrivent de la poésie, mais intègrent leurs productions non moins que celles d’autres poètes dans leurs ouvrages. Que pouvons-nous en déduire de la porosité des genres ? Des fascicules de citations poétiques « inspirantes » aux vers dont les gourous New Age parsèment leurs exhortations, les idéologies thérapeutiques contribuent à promouvoir une vision post-romantique de la poésie comme lieu d’affirmation subjective, d’exploration personnelle et de vérités intemporelles. C’est là un point essentiel : car cette vision, en insistant sur l’utilité du genre dans le cadre d’un projet de perfectionnement de soi, dépolitise le poétique en le plaçant dans les seules limites du sujet.
Il est alors capital de s’interroger sur le répertoire poétique convoqué par le self-help. Comment des poètes comme T. S. Eliot ou W. H. Auden s’y trouvent-ils érigés en chantres de l’affirmation positive ? De quelles manières leur production est-elle exploitée, loin de toute exigence académique ? Que ces best-sellers soient tirés à des millions d’exemplaires – plus de 15 millions pour un classique comme celui de Dave Carnegie, How to Win Friends and Influence People (1936), comptant pléthore de citations poétiques – rend d’autant plus nécessaire d’éclairer leurs usages du genre poétique qu’ils fournissent à la poésie américaine moderne son public le plus significatif en termes quantitatifs.
Ce ne sont là que quelques exemples de l’interaction complexe qui se joue entre l’art et la littérature modernistes et les pratiques et discours de diverses cultures thérapeutiques. Si la psychanalyse n’est pas exclue du champ de la réflexion – de la cure d’analyse que la poète moderniste H.D. (Hilda Doolittle) expérimente auprès de Freud à Vienne dans les années 1930, et sur laquelle elle reviendra dans Tribute to Freud (1956), jusqu’à l’influence de la Nouvelle Psychologie sur l’œuvre d’écrivains tel que Ralph Ellison ou James Joyce –, les participants sont invités à forger des approches originales de ces questions, et plus particulièrement à se pencher sur des cultures et des méthodes thérapeutiques moins souvent analysées, englobant un spectre bien plus large de contextes tant cliniques qu’extra-institutionnels.
Ce congrès s’attache donc aussi à décentrer la relation littérature-psychologie des figures binaires traditionnelles de l’Écrivain et du Thérapeute. Historiquement masculin, anglo-européen et investi de pouvoir, ce duo a souvent dominé les études sur cette interaction. Dans la lignée des expansions actuelles des canons modernistes, la question d’un thérapeutique moderniste prend également un aspect singulier lorsqu’elle concerne plus spécifiquement les femmes, les écrivains et les artistes LGBTQ+ et BIPOC, dont beaucoup restent souvent exclues des institutions et idéologies thérapeutiques. Ainsi, des écrivains modernistes afro-américains, hispaniques et latinos, queer et féministes explorent à la fois les potentialités du langage comme outil de guérison, tout en exprimant une réticence claire à l’égard de certaines idéologies thérapeutiques, qui restent fréquemment vectrices des normes d’une classe moyenne à prédominance blanche et masculine. De telles perspectives exposent donc la manière dont ces idéaux thérapeutiques sont souvent principalement accessibles et militarisés par des groupes privilégiés, plutôt que par ceux qui luttent contre les inégalités.
Les propositions d’articles individuels, de panels ou de tables rondes sont invitées à aborder les questions suivantes (liste non exhaustive) :
Cette brève liste n’est qu’indicative et des propositions portant sur un large éventail de sujets liés aux liens entre les discours et pratiques thérapeutiques et les arts et littérature modernistes sont les bienvenues.
Les propositions de 300 mots maximum pour les communications individuelles, et de 1000 mots maximum pour les panels conjoints et les tables rondes, doivent être envoyées avant le 15 septembre 2023 aux adresses suivantes : helene.aji@ens.psl.eu ; benoit.tadie@parisnanterre.fr ; nicholas.manning@univ-grenoble-alpes.fr
Une réponse quant à l’acceptation de la proposition sera donnée avant le 15 octobre au plus tard.